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Les petites lettres

Les petites lettres

Petites histoires de gens ordinaires et extraordinaires par Odile Lasmarrigues


Devoir

Publié par Odile Lasmarrigues sur 20 Août 2022, 09:23am

Catégories : #histoires d'infirmières

Devoir

Elles sont toujours là, les épouses soumises, jamais très loin du foyer, peut-être absentes une heure ou deux pour quelques achats, afin de pouvoir encore mieux nourrir et soigner leur famille.

 

Elles ont toujours fait comme cela les épouses soumises, forgées à l'altruisme, écrasées de culpabilité. Même lorsque le nombre d’assiettes s'est réduit sur la table familiale, même lorsqu'il n'en eut resté que deux. Elles ont gardé leurs automatismes et se sont fondues dans le décor de leur salle à manger.

 

Elles en ont essuyé des larmes, contenu des chagrins, ceux de leurs enfants mais aussi les leurs, en silence, lorsque la maison vide accueillait leur peine.Elles se sont habituées à être seule capitaine à bord, jusqu'au jour où leur époux n'est plus parti chercher son salaire, le jour où il a changé de statut et perdu son rôle social. Il a fallu s'adapter, encore, laisser de la place, redéfinir les espaces, chercher de l'air et de l’évasion et contenir ce trop plein de caractère masculin. Leurs hommes sont revenus et avec eux leur autorité et leur besoin de contrôle, même dans la maladie, surtout dans la maladie, jour après jour, vieillards enfantins, capricieux et exigeants.

 

Discrètes et serviables, ce sont elles qui m'ouvrent la porte, je vois alors à leur sourire timide quelle humeur est celle du foyer. Comme un espace de transition, elles préparent la rencontre avec leur époux, suppliant quelquefois du regard de la compassion de ma part. Je sais alors que je vais rencontrer la colère et la peur sur leur visage, ma blouse leur rappelant chaque jour à quel point ils perdent leur autonomie. Elles me laissent faire, prennent un peu de répit et retournent à leur ménage et à leurs casseroles pour que tout soit propre, en ordre et ne plus entendre de remarques. Utopies. Ces hommes-là n'existent qu'à travers leur propre prisme et veulent asseoir leur despotisme.

 

Elles aussi vieillissent, se tassent et massent leurs articulations douloureuses. Il n'y a pas de retraite ou d'annuités pour elles, à leur rôle de mère s'est succédé leur rôle de garde-malade. Elles vont, elles viennent, à l’affût de chaque demande, de chaque gémissement ou états d’âmes.

 

Ces femmes-là ont toujours cherché l’équilibre, l'harmonie, rassemblant les esprits échauffés autour d'un repas dominical, rassurant un fils, soutenant une fille, garantes de la fluidité des humeurs, comme un lien invisible entre chaque membre de la famille. Elles excusent, toujours, cherchant des compromis pacifiques. La voie du milieu, la voie de la paix. Transparentes souvent, et pourtant si fortes, indispensable pilier de la famille.

 

Mais malgré la tendresse qu'elles m'inspirent, je ne peux m’empêcher de leur en vouloir un peu chaque jour davantage lorsque je ferme la porte derrière moi. Je m'agace lorsque je sens qu'elles cherchent auprès de moi un appui, un assentiment, quand elles me touchent le bras dans un esprit de sororité. Je bouillonne d’être prise en otage et de devoir moi aussi me taire, pour ne pas réveiller la bête qui sommeille, je m'en veux de devenir complice de tant d’égards pour que le mâle de la maison puisse vivre sa misanthropie, de lui trouver toutes sortes d’excuses, trop vieux, trop fatigué, trop déprimé, mais pas assez visiblement pour contenir son langage et ses reproches.

 

Et surtout, j'ai peur de voir en elles comme dans un miroir la vieille épouse que je me sens devenir...

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