Qu'allons-nous faire, Madame, qu'allons-nous faire de cette relation qui se fige et qui me ronge ? Chaque jour devant votre porte, je prends un temps de respiration, je tente d’ouvrir mon cœur à notre rencontre imminente.
Vous avez l'âge de votre maison, Madame, et la froideur de ses pierres. Emmurée dans votre aigreur et votre solitude, vous êtes aussi piquante que les courants d'air s’infiltrant dans votre bâtisse du siècle dernier. Même les oiseaux ont déserté votre jardin, il n'y a plus rien à regarder de la fenêtre de votre haute tour.
Quelle vie fut la votre pour gâcher les dernières années qui vous séparent des anges, quelle étrange manière de laisser une trace dans cette humanité que vous fuyez.
Chaque jour devant votre porte, je me concentre pour vous aborder et parvenir à effectuer mes soins. Vous ne m'aimez pas, cela n'est plus à démontrer, seuls quelques élus peuvent se vanter de vous plaire. Qu'importe, ce que nous vivons ensemble m'apprend qui je suis. Pas dans votre regard bien-sûr, vous qui me considérez à mi chemin entre la soubrette et la cornette, mais dans celui que je me porte, dans les ressources dans lesquelles je parviens à puiser la dose d'empathie nécessaire à ma survie.
J'ai grandi à vos cotés, vous m'avez fait explorer mes biais les plus sombres. Sur le théâtre de mes pensées vous avez tenu le premier rôle, dans des scènes plus que dramatiques, le plus souvent en votre défaveur.
Vous m'avez appris à ne pas vous croire, à ne pas interpréter ces regards de dédain ou ces contractions de votre bouche ridée. Vous m'avez aussi appris à affirmer qui je suis en prenant un autre chemin que celui de l'agressivité qui ne mène nulle part, vous m'avez poussé à plus de finesse dans mes reparties afin de nicher en vous quelques graines de doute.
Pourtant, je sais qu'il existe un chemin pour vous rejoindre dans votre compassion, je le sais, je le sens. Ce chemin je l'ai emprunté si souvent pour d'autres, aussi exigeants que vous. Trouver cette porte vers votre âme est devenu mon Graal.
Je ne vous appellerai pas par votre prénom, Madame, nous ne franchirons jamais ensemble cette barrière qui nous sépare mais lorsque je prends votre main pour ne pas que vous tombiez, je sens en vous ce relâchement qui vous soulage. Je vous sens fatiguée, Madame, de devoir toujours porter le menton haut, fatiguée de ce combat que vous menez contre votre éducation et votre lignée. Il n'y a pas de honte à poser les armes et à demander de l'affection.
Je sens alors votre pouls battre au bout de mes doigts, lorsque la chaleur de ma main gagne votre corps réticent. Vous laissez là votre grand âge et je vois alors en vous un cœur d'enfant qui se laisse guider dans la confiance. Le frétillement de votre pouce ressemblerait presque à une caresse. Vous aimez ce moment mais jamais ne me le confierez.
Lorsque je ferme la porte, je prends un temps pour vous observer à travers la vitre. Notre échange n'aura pas duré très longtemps, trente minutes tout au plus et je vous laisse de nouveau dans votre écueil. Écrasée de solitude parmi les vestiges de votre vie passée dans votre salon richement décoré, vous parlez seule, à vos fantômes ou bien à vos illusions perdues. Dans ces moments, je suis heureuse de sentir encore en moi quelque chose se serrer et l’émotion me gagner. Ma place est toujours à cet endroit, ni servante ni religieuse, ni dans l’abnégation ni dans le sacrifice, mais dans l’accompagnement et l'empathie. J’espère sincèrement ne jamais perdre cette foi si souvent mise à mal par le poids des années d'exercice..