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Les petites lettres

Les petites lettres

Petites histoires de gens ordinaires et extraordinaires par Odile Lasmarrigues


Dix euros

Publié par Odile Lasmarrigues sur 16 Janvier 2019, 16:43pm

Catégories : #histoires d'infirmières

Dix euros

Le bip jaune passé rapidement devant la cellule de l'immeuble, quinze marches, la clef dans la serrure... Ce matin, quelque chose ne va pas, cela se sent dans l'air confiné que je respire.

La porte s'ouvre et je vois des traces sombres sur le carrelage de la cuisine, puis des pieds, puis le corps tout entier de Juana.

Juana et ses cheveux blancs collés dans une flaque de sang, Juana et son déambulateur renversé dans le coin près de la chaudière.

Juana a cent ans et elle est encore tombée. Le Bon Dieu n'a pas voulu d'elle, cette fois-ci non plus.

Alors, je l'entends gémir, jurer en espagnol, essayer de m'expliquer dans son français plus que succin ce qu'il s'est passé. Fatiguée, elle continue dans sa langue maternelle.

 

  • Juana, je ne parle pas espagnol, je ne comprends pas. Avez-vous mal quelque part ?

     

Le visage tuméfié, je m’aperçois qu'elle a du sang partout sur elle, dans la bouche, sur ses mains, sur ses habits. Mon planning d'infirmiere est serré, je ne passe la voir habituellement que pour son traitement d'insuline, quinze minutes maximum, quinze petites minutes le matin et le soir, me permettant de la surveiller un peu, un petit moment où les craintes s'apaisent, où les peurs s'expriment, où l'humain se vit.

 

Juana ne veut pas que j'appelle les secours, je le savais, je ne lui pose la question que par conscience protocolaire. Elle n'aime pas les médecins et sait que le camion des pompiers sera certainement le dernier véhicule avant le corbillard. A cet âge, on ne revient pas à la maison, et la maison, pour Juana, c'est encore la seule chose qui la maintienne en vie. Elle veut mourir chez elle et je la soutiens dans cette décision.

Rapidement, je m’aperçois que rien ne semble cassé et que nous pouvons unir nos forces pour l’asseoir sur la chaise en formica.

Juana a du caractère et c'est ce qui la garde en vie, alors, les pieds coincés contre la machine à laver, on compte :

 

  • Allez Juana, à la une , à la deux, à la trois !

 

Le postérieur solidement arrimé au siège, on fait le point. Rien de grave, le nez peut-être un peu dévié ? Bon, nous concluons qu'elle fera le grand saut final avec. L'arcade sourcilière, le tibia, les mains, quand même quelques pansements à faire.

 

Je ne suis pas sereine, aujourd'hui, comme souvent, Juana ne verra personne à part moi. Les auxiliaires de vie ne passeront que demain, son fils est trop loin pour se déplacer, pas de kiné, pas de voisins inquiets, j'ai peur de la laisser seule.

 

  • Juana, je vais appeler votre médecin pour qu'il passe quand même vous ausculter

  • Ah non, pas el doctéourrr, yé né véoux pas donnerrr l'arrryent !

 

Pour Juana, un sou est un sou. Et un sou, plus un sou, plus un sou, cela lui fait trop de sous pour sa retraite. Alors, elle se passe de beaucoup de choses, et notamment d'une visite médicale supplémentaire à domicile surtout que son medecin à elle, il n'est pas du genre à lui éviter l'avance des frais. 

 

Je dois me dépêcher, le temps file à une allure qui va me mettre dans le rouge. La serpillière, le sceau, et en avant. Pourtant, ce n'est pas mon travail de le faire... mais qui le fera alors? C'est long, ça colle, ça s’étale, j'ai des visions d'abattoir. Juana a retrouvé sa verve habituelle et veut commander.

Maintenant qu'on y voit plus clair, je l'aide à se lever. Elle marche, tout fonctionne, un peu au ralenti tout de même.

Je l’amène donc sous la douche, plus efficace que le gant de toilette. Cela lui fait du bien, je laisse couler l'eau chaude sur ses muscles endoloris et j'essaye de la faire sourire. C'est dur, elle est bien consciente que cela ne durera plus très longtemps, que c'est de plus en plus fatigant à mesure que les jours passent. Mon rôle est de l'accompagner, moralement, physiquement, humainement, peut-être même spirituellement.

 

  • Avez-vous peur de la mort Juana ?

  • Non, yé véoux mourrrirr méntenant. C'ést trrrop long cent anos, yé souis trrrop fatigouéé

 

Cela ravive mes propres angoisses. Je détourne les yeux de son visage et je l'essuie. Le temps me presse, les autres patients inquiets composent mon numéro de portable qui me rappelle à l'ordre.

Je fais les pansements nécessaires tout en cherchant partout la clef de l'armoire de la chambre pour chercher des habits propres. Les années lui ont pris la confiance qu'elle avait dans les Hommes. Alors, elle ferme tout à clef, elle cache, elle accuse et elle s'isole.

Je remplis de nouveau la baignoire d'eau froide et fais tremper tous les habits maculés de sang, jusqu'au passage de l’auxiliaire demain. Je sais pourtant qu'elle lavera elle-même ses habits cet après midi, qu'elle se penchera pour sortir des chemises mouillées et qu'elle prendra le risque, encore une fois, de glisser. Mais elle est comme ça Juana. On ne devient pas centenaire en économisant sa force de caractère.

 

Je m'occupe maintenant du traitement d'insuline et de ses comprimés. Après tout, je suis venue pour cela, il me semble. Dans un coin de ma tête, j'essaye de m'organiser et de rester efficace. Pendant qu'elle ferme ses chaussures, je vais à la cuisine lui faire chauffer un peu de lait. Elle est trop fatiguée, trop mâchée pour se préparer un petit déjeuner, je le sais et cela joue en faveur de ce sentiment de culpabilité qui grandit en moi. Elle partirait se coucher sans manger pendant que ma piqûre d'insuline la plongera dans une hypoglycémie certainement néfaste pour son équilibre.

L’arrivée du gaz est fermée, encore une manie, je perds du temps. Après quelques minutes supplémentaires, le déjeuner est prêt. Je regarde Juana, ses yeux sont tristes, mais elle est propre, soignée, nourrie, et rassurée.

 

Je l'embrasse sur la joue et lui promets de revenir ce soir. Je mens, je sais que par acquit de conscience je reviendrai aussi à midi.

 

Pour cette heure de présence, la sécurité sociale me paiera environ dix euros, parce que je n'ai pas de prescriptions supplémentaires, parce que les mésaventures ne se planifient pas.

 

Dix euros.. J’espère que ce n'est pas aujourd’hui le prix de la dignité.

 

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