Noté 4.5. Le coeur de la girafe - Odile Lasmarrigues et des millions de romans en livraison rapide
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Chapitre I
Vendredi 2 novembre.
L’œil collé au miroir, Romane enlevait tant bien que mal l’excédent d'un trait de crayon séché au coin de ses cils.
Romane était une grande et belle fille. Son visage encore enfantin ne laissait pas supposer qu'elle fêterait ses trente quatre ans dans quelques mois.
Elle se recula pour se considérer dans sa globalité. Le corps bien proportionné, les épaules carrées, le port de tête presque hautain, Romane en imposait à tous ceux qu'elle rencontrait. Ses cheveux blonds lui avait valu le surnom de Boucles d'Or quand elle n’était qu’une enfant et cette coupe courte qu'elle avait choisie depuis peu dégageait sa nuque, lui donnant un petit air espiègle.
Tout dans la plastique de Romane présupposait une jeune fille sûre d'elle, en bonne santé, sportive et déterminée. Tout, excepté son regard, vide, éteint, blasé, morne.. Ses yeux bleus d'un clair presque troublant s’étaient noyés dans trop d'eau, trop de pleurs, trop de doutes...
Aujourd'hui, Romane ne vivait plus, elle tentait chaque jour qui passait de survivre encore un peu..
Elle regarda furtivement l'heure. Bientôt 17h15, l'heure de retourner à son travail. Il fallait qu'elle se presse un peu, qu'elle rassemble ses affaires et qu'elle remette la main sur ses fichues clefs de voiture qui n’étaient jamais à leur place.
Dans un soupir interminable, elle tenta de se remotiver un tant soit peu, afin de rester fidèle à ses principes, à ses valeurs humaines et professionnelles.
A l'heure où ses amis se prélassaient encore dans l'insouciance de leur âge, Romane, elle, avait depuis longtemps franchi les barrières de la légèreté. Elle côtoyait inlassablement la maladie, la déchéance, la mort. Elle n'arrivait plus à faire face.
Depuis une dizaine d'années, elle avait obtenu son diplôme d’infirmière, et, malgré la fierté de sa famille et le regard respectueux de la société, elle avait rapidement compris qu'elle s’était trompée de voie.
Elle ne trouvait plus en elle les ressources pour dépasser ses angoisses. Elle n’était que noirceur et tristesse. Il lui semblait qu'elle était devenue une vieille personne, qu'elle avait inscrit dans sa chair tant de bribes de vie, qu'elle se sentait périmée, bonne à jeter au fond d'un trou.
En réalité, elle était là, sa pire angoisse. La fin, le mur, le précipice. Elle avait accompagné tant de personnes aux frontières de la mort que c’était devenu pour elle une obsession qui semblait la tétaniser.
Malgré toute sa volonté, elle n'arrivait pas à imaginer qu'il y ait quelque chose après le dernier souffle. Ça l'aurait bien arrangée, au fond, d'avoir cet espoir, mais elle restait cartésienne et ne réfléchissait qu'à partir de débit sanguin, de résultats biologiques, de fonctionnalité. Le corps humain était pour elle une machine, où tout avait sa place, bien calée, bien huilée. Il pouvait être réparé, on pouvait en changer des pièces, greffer, enlever, mais il demeurait un amas de chair, de muscles et d'os qui finirait un jour par pourrir, et se décomposer.
Très pragmatique, elle était moins rigide avec les autres qu'elle ne l'était envers elle même. Elle avait en elle cette froideur qui fascinait autant qu'elle dérangeait mais Romane était le genre de personne sur qui on pouvait compter, un roc, une épaule, une oreille attentive, que presque rien ne rebutait.
Chapitre II
La pluie battante sur les carreaux donnait à la musique de Wagner toute sa puissance et sa sublimité. L’œil brillant et le sourire malicieux, Nora était satisfaite de son choix musical: “La Chevauchée des Valkyries” n'aurait pas été mieux choisie en ce jour de tempête.
Elle avança sa main vers la tasse encore fumante de thé au jasmin. Toute la délicatesse de Nora se résumait à ce choix d’arôme. Elle savait parfaitement cristalliser les moments et leur donner leur entière souveraineté. Allier la douceur du jasmin à la domination de cette musique conférait au moment toute sa magie.
En cette fin d’après midi automnale, la tasse tremblait légèrement et dessinait d'imperceptibles oscillations sur la surface de l'eau. Ses doigts un peu amaigris laissaient deviner l'ossature des phalanges et n'empêchaient plus les pierres de ses bagues de s'abandonner toute entière à la loi de la gravité. En un mot, ses bijoux se « faisaient la malle ». Cela fit rire Nora: Il était bien temps que les paumes de ses mains profitent un peu de l'éclat de ses diamants.
Nora réajusta une épingle dans son chignon généreux. Son port de tête demeurait impérial malgré la blancheur de ses cheveux et la mollesse de sa peau. Nora était âgée mais elle en était satisfaite.
Il régnait dans son appartement une quiétude et une présence que chaque visiteur pouvait remarquer. Les fauteuils étaient confortables, dans les tons chocolat et leur douceur de velours invitait à la paresse. Une ambiance de confessionnal. Nul ne pouvait se soustraire à l'étrange pouvoir qu'avait la vieille dame de plonger à l'intérieur des âmes pour en ôter les torpeurs. Elle exerçait une sorte de fascination pour les gens qui la côtoyaient. Une forteresse de bienveillance, un réservoir d'amour. Cette dame évoquait l'intemporalité, l'éternité et elle remplissait le vide.
La course du temps ne l'avait pas épargnée. Du haut de ses quatre vingt deux ans, Nora se sentait diminuée. Ses beaux yeux clairs autrefois si perçants s'étaient couverts d'une fine pellicule blanche. La lumière qu'elle ne percevait plus autant à l'extérieur, elle l'avait cultivée au fond de son cœur depuis plus de quarante ans. Elle avait eu cette révélation bien plus jeune, à l'heure des grandes décisions. Elle s'était promis de faire grandir son cœur chaque jour que la destinée mettrait à sa portée. Elle s'était jurée d'honorer cette promesse coûte que coûte.
Les yeux de Nora avaient été pour elle le reflet de son âme. Elle avait vu la vie avec bienveillance et s'était efforcée de reproduire cette chaleur grâce à la sculpture. Elle sculptait pour les amputés des sentiments, pour les orphelins des sensations. Elle avait œuvré toute sa vie à rapprocher les humains de leur véritable essence. Elle sculptait les corps des femmes pour en extraire l'Amour de la Mère.
Wagner s'agitait encore quand la vieille et lourde horloge sonna 17 h30. Le vent sifflait à travers les volets et on pouvait sentir dans l'air une électrique invitation à l'audace.
Elle se leva avec difficulté et prit sa vieille amie pour l'aider, sa canne qu'elle avait appelée Léopoldine.
– Allez viens Léopoldine, on va faire une promenade toutes les deux.
Nora et sa canne partirent à petits pas faire le tour de l'appartement pour saluer comme à son habitude les personnages emprisonnés dans des cadres dorés.
Elle embrassa les visages de sa vie, sa fille, si belle, son premier mari et puis aussi le second. Elle se sentait pleine de leur présence, même si certains dormaient dans les étoiles
– Mes amours, bonne nuit. Je vous envoie à tous ma chaleur et mes beaux rêves...
Puis elle s'approcha d'une fenêtre de la cuisine et regarda à travers les rayures de pluie les gens qui courraient sous leur cape, essayant d’échapper à la suprématie du monde.
De ses yeux opaques, elle ne voyait plus grand chose mais elle ressentait les tumultes de l'Homme.
– La planète est agitée... Quel dommage d'avoir perdu la Confiance...
Puis elle repartit vers son fauteuil, paisible, présente à elle-même. Elle était là, dans ce moment de grâce, sans que personne ne puisse ébranler cette certitude que les choses et les événements étaient parfaitement, majestueusement orchestrés.
A suivre...
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