Remords... culpabilité.. qu'importe de trouver le mot juste tant ce sentiment est envahissant...
Même après des semaines, même en essayant de l’occulter, je pense encore à ce dimanche matin, à l'heure où le soleil peine encore à se montrer..
Dans ce quartier de Toulouse désert à cette heure matinale, où se côtoient les jeunes désœuvrés et les retraités blasés, seules quelques silhouettes d'infirmières libérales semblent fendre l’épaisseur statique du silence. Je fais partie de ces femmes qui malgré tout, malgré le froid, la neige, la maladie ou le découragement vont quand même apporter leur sourire et leurs soins à ceux qui en ont besoin.
Et ce matin la, le silence a laissé la place à des cris, des relents de disputes qui venaient d'une voiture garée non loin de la mienne, devant une barre d'immeubles vétustes. Un homme, une femme, ou plutôt une gamine, un jeune homme... rien de bien nouveau depuis que les soirées du samedi se prolongent aux matinées du dimanche... Pourquoi toujours imaginer le pire dans l'humanité et pourquoi se mêler de ce qui ne nous regarde pas... Eh oui... c'est si facile de fermer les yeux, de presser le pas, et de se dire qu'on a un travail à faire tout en regardant sa montre...
Et puis des crissements de pneus, des bruits de freins à main, la jeune fille qui court, la voiture qui la poursuit... Tout est allé si vite... J'ai regardé la scène impuissante et même tétanisée depuis le hall vitré. Comme un robot programmé, j'ai monté les marches des 4 étages qui me séparaient de mon patient. Réfléchir..agir...réfléchir..agir.. Que faire, pourquoi, comment,... Tout se bouscule dans ma tête.... Je me sens si seule, personne dans les rues..
La jeune fille est entrée dans le hall, s'est accrochée à moi comme on s'accroche à une bouée alors qu'on est en train de mourir noyé.. « Laissez moi entrer chez vous, il va me taper! ». Dans ses grands yeux de biches, j'ai vu l’effroi. J'ai aussi vu la détresse, l'impuissance et j'ai compris qu'elle attendait tout de moi. Quelle douleur j'ai ressenti en elle.... Je me suis vue mère, sœur, unie avec elle dans toutes les causes féminines..
Je l'ai prise par la main pour la mettre à l'abri derrière une porte. Ses pleurs résonnaient dans la cage d'escalier, et personne, personne n'a ouvert son logement, personne n'a voulu s'impliquer et risquer de la cacher. Et puis, il est arrivé. En grande enjambée, il a rejoint le deuxième étage et s'est rué sur son petit corps frêle, l'a plaqué dans un angle et l'a insulté. Pétrie d'effroi devant tant de violence, je me suis forcée à intervenir mais sa haine s'est retournée contre moi. Comment faire ? Que faire devant ce gaillard qui me dépassait de plusieurs têtes ? Tout est allé si vite et pourtant tous ces détails m’obsèdent encore aujourd'hui. … Je suis allée de réfugier chez mon patient pour appeler la police, faire un signalement, mais à quoi bon ? Bien sur qu'une patrouille a dû inspecter les rues environnantes, bien sur qu'ils prennent ça au sérieux, mais au final je sais que ce gamin a filé avec elle, qu'il l'a poussé dans sa voiture et qu'il l'a emmené loin de tout contrôle.
Toujours je pense à elle, à ses yeux de biches, à ses larmes qui continueront de couler... Je pense à elle quand je repasse dans ces rues désertées à l'aube, je sursaute quand j’entends un crissement de pneu. Mais surtout j'ai de la colère, contre cet homme et tous ces hommes qui usent de leur force pour s'exprimer. Quelle vie, quelle éducation ont-ils reçus pour penser qu'une femme peut être manipulée, chosifiée, dégradée ? J'ai de la colère contre moi, qui , malgré mes grands discours sur la tolérance, le respect, l'amour universel n'a pas été capable de tenir la main de cette jeune fille pour la sortir de ce danger.. Et pourtant non, je ne suis pas la sauveuse de l'humanité. Non, je n'irai pas alimenter l'ego de l'infirmière toute puissante... Je suis seulement un peu perdue, un peu déroutée, désabusée devant ce monde que je voudrais beau et chaleureux.
Je ne pourrai pas aider ces milliers de femmes à sortir du cercle sordide de la violence, ni empêcher que des hommes aillent prouver leur virilité mal placée en s'attaquant à plus faible qu'eux... Mais ce que je peux faire, et je le ferai tant que je le pourrai, c'est éduquer mes filles dans la confiance et l'amour de l'autre.. Je leur apprendrai à se respecter et à écouter leurs besoins, je leur dirai qu'elles sont intelligentes et précieuses, pour qu'elles n'aillent pas s’abîmer en cherchant dans le regard des autres ce que nous parents, on n'a pas su leur donner.