Mes doigts se crispent sur la poignée. J'appréhende la rencontre qui va naître entre nous. Doucement j'entre dans ta chambre et je vois ton profil en contre-jour. Le soleil à travers la fenêtre m'aveugle en cette fin d’après-midi. Mes yeux, tout comme mon esprit ont du mal à discerner la réalité du rêve...
Ta voix résonne dans mes entrailles : « Bonjour madame, vous êtes l'infirmière c'est ça ? ». Non , ce n'est pas ça... Aujourd'hui, je ne suis pas l’infirmière, et pourtant combien j'aurais aimé porter ma blouse blanche comme un écran à cette réalité qui me transperce. Aujourd'hui, non, je ne suis pas l’infirmière, je suis juste ta petite fille dans ta chambre de maison de retraite.
Ta voix, si familière, si douce malgré le temps qui a passé, ta voix me renvoie tellement de sentiments, mais tes yeux que je distingue à présent, sont vides. Comme deux perles éteintes nichées dans un cocon de rides. Tu n'es plus là. Tu ne me reconnais plus. Tu n'es plus celle qui m'a regardé grandir, qui m'a donné mes valeurs et qui m'a montré la voie.
Malgré mon désarroi, je veux rester digne devant toi. Je cherche dans la pièce quelque chose pour soutenir mon regard mais je ne trouve que des objets familiers qui me renvoient à d'autres innombrables souvenirs... Trop d’émotion. Pourtant il va falloir faire semblant, et encore une fois, en vain essayer de te redonner des repères, un cadre, une place familiale. T'expliquer, encore et encore, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à l'énervement, jusqu'au moment où, lassée je te laisserai divaguer et t'exiler loin de moi.
Prisonnière de ce corps vieillissant, ton esprit a préféré s’éloigner du monde réel. Sans encrage tu erres dans ton angoisse. Pourquoi en arriver là ? Pourquoi est ce que le ciel semble t'avoir oublié ? Malgré tout l'amour que je te porte, malgré toute l'humanité qui m’habite, cette question me revient sans cesse. Quel est le but de tout cela ? J’aimerais te voir être libérée de ce fardeau, détachée de ces humeurs qui ne sont pas les tiennes, je voudrais voir s’éloigner pour toujours la démence qui rode autour de toi et qui te transforme nuit après nuit.
Ne crois pas que l'on t'a mis au rebut. Tes filles, ta famille, tout le monde a dans son cœur une place où tu peux venir te blottir. L’éloignement n'amoindrit pas l'amour que nous te portons. Notre souffrance est réelle elle aussi et notre impuissance nous fait peur. Comment réagir devant autant de fragilité ? Ta vieillesse nous renvoie à notre propre finitude. Pardonne-nous notre silence.
Quand je t'observe, je repense à ce que tu es pour moi, à ce que tu représentes dans ma vie. Tu es une partie de moi. Tu as façonné ce que je suis devenue, tu m'as transmis le goût de soigner. C'est toi qui m'a appris à faire ma première piqûre. C'est toi aussi qui m'a donné le sens du partage, le goût des choses simples et bien faites, le poulet du dimanche, la purée au beurre,.. . Tu as été et tu restes encore une grand mère formidable, une personne d'une humanité rare qui a certainement traversé des moments durs mais qui a su aller chercher ses ressources dans la rationalité de sa vie.
Tu m'as donné ta force, tu m'a donné ton courage. A ton image, je me sens comme un roc.
A l'aube de mes quarante ans, j’accepte enfin mon impuissance face au temps qui passe. Je sais où est ma place, je sais d'où je viens.
J'ai posé ma main sur la tienne. Tu m'adresses un sourire sincère. L'espace d'un instant je te retrouve, et te perds aussitôt..
Envole-toi, à présent, devient légère et pure, éloigne-toi de ce monde qui n’est plus le tiens. Emporte avec toi tous nos souvenirs, tous nos rires et notre amour infini.