Ce matin là, dans le brouillard, je ne t'ai pas vu de suite.
J'ai d'abord croisé les regards perdus des personnes amassées autour de toi. J'ai ralenti ma voiture jusqu'à ta hauteur et je t'ai regardé. Mes yeux ne pouvaient pas quitter le spectacle navrant de ta voiture informe au milieu de la route ; j'ai senti une vague de désolation grandir en moi.
A cette époque, je travaillais comme infirmière dans les soins intensifs d'un hôpital universitaire. Mon devoir était de m’arrêter et de te porter secours. C’était une évidence pour moi.
Quelques années auparavant, en Afrique , j'avais vu au loin une voiture heurter un enfant. Il y avait eu un tel attroupement que j'avais eu peur. J'avais eu peur de m'avancer. J’avais eu peur de m'impliquer et j'avais fuit, lâchement. Cette culpabilité était encore bien présente dans mon cœur et le destin me permettait de me racheter.
Alors, je me suis arrêtée et j'ai pris les gants en latex dans mon coffre. Ainsi déguisée, je me sentais plus forte, j'avais revêtu en partie l’apparat du soignant. Je me sentais puissante, malgré mes mains qui tremblaient. Les autres se sont tous reculés, soulagés de ne pas avoir à participer.
Je me suis approchée de toi. Je t'ai vu, j'ai eu envie de pleurer. Tu avais à peine 20 ans, j’étais tout juste plus âgée que toi. Ta tête était appuyée sur le volant, le sang recouvrait tes yeux. Ta voiture en avait percuté une autre, de face.
J’étais dans une bulle de coton, je n’entendais pas ce qu'il se passait autour de moi, je n'entendais pas les autres avertir les secours, je ne voulais entendre que ton cœur battre. Tout est allé très vite, et à la fois, cela me semble avoir duré, encore aujourd'hui, une éternité.
Dans ma tête, les idées se mélangeaient , je ne connaissais plus les gestes qui sauvent, je ne savais plus comment intervenir pour ne pas te causer plus de tord. Je ne pouvais pas accéder à ton corps qui était coincé dans la carcasse de ton véhicule. Tu ne m'entendais pas. Tu ne me répondais pas. J'étais perdue sans scope, sans cathéter, sans oxygène, sans tout le confort médical que je connaissais à l’hôpital.
Alors j'ai pris ton poignet et mon sang s'est glacé car j'ai senti sous mes doigts la vie qui te quittait.
Je ne sais pas encore aujourd'hui si j'ai eu raison, mais je t'ai renversé en arrière et je t'ai donné un grand coup de poing dans le sternum. Tu as gémi, la vie t'ai revenue. A ce moment là, j'ai entendu au loin les sirènes hurlantes des pompiers qui venaient enfin nous aider. Je n'ai pas compris ce qui m'a traversé l'esprit à cet instant précis, mais je suis pas restée pour expliquer mon intervention aux pompiers, je suis retournée à ma voiture, sans leur parler... j’étais en retard à mon travail.... Quelquefois, nos réactions sont bien étranges..
J'ai appelé les hôpitaux le lendemain de ton accident, mais je ne connaissais pas ton nom, les pompiers n'ont pas su le mien. Les médecins n'ont pas voulu me donner de tes nouvelles.
Alors, voilà, je ne sais pas où tu es à présent. Plus de dix ans après, je pense souvent à toi.. Peut être que tu es en vie, peux être que tu es sur un fauteuil ou bien au ciel.
En tous les cas, tu vis dans mes souvenirs...